Les émotions : quelle différence entre les sexes ?
Nous parlons bien de sexe et non de genre.
Certains connaissent peut-être l’oncle toujours impassible, celui qui se lève tous les matins en remerciant le ciel pour cette belle journée, peu importe les évènements plus ou moins négatifs qu’il peut vivre. D’autres supportent probablement la copine déprimée de leur femme qui passe son temps à se lamenter sur son sort.
De manière générale, nous pourrions tirer comme conclusion de nos expériences quotidiennes qu’à l’inverse des hommes, les femmes sont plus enclines à exprimer la tristesse, la peur et la honte. Elles afficheraient plus aisément des émotions reflétant la vulnérabilité et l’impuissance. Par ailleurs, les femmes seraient plus à l’aise que les hommes pour exprimer des émotions comme l’enthousiasme, l’empathie ou le bonheur qui représentent des émotions prosociales (Tcherkassof, 2008).
Ces constatations pourraient nous amener à la réflexion. Les émotions sont-elles sexuées ? Les stéréotypes émotionnels sont-ils réels ? Nous pourrions même nous demander si les femmes ne seraient pas plus disposées à exprimer leurs émotions que les hommes, et pourquoi.
Les émotions font parties de nos interactions. Qu’elles résultent des interactions ou qu’elles en soient le but, les émotions permettent à l’individu de s’adapter à autrui.
Les relations interpersonnelles, même celles du quotidien, sont sous-tendues par des rapports affectifs. La similitude émotionnelle, représente le fait de ressentir la même émotion que son interlocuteur. Cela crée une proximité, une affinité émotionnelle entre les individus. Le partage des émotions permet donc de consolider les relations préexistantes entre les individus, d’affermir une cohésion sociale. Des phénomènes d’empathie, c’est à dire de partage émotionnel, mettent aussi en valeur les liens émotionnels dans les interactions. En effet, emprunter la perspective psychique et émotionnelle d’un interlocuteur va au-delà de la simple prise de connaissance des émotions d’autrui. Néanmoins, avoir conscience qu’autrui ressent une émotion n’implique pas nécessairement de reconnaître cette émotion. Cela amène les individus à être avenants les uns envers les autres et donc, induit déjà l’interaction.
En outre, communiquer ses émotions permet d’influencer le comportement d’autrui, spontanément ou non. En effet, les émotions peuvent être modulées volontairement. Cela peut être fait pour correspondre aux prescriptions sociales. Par exemple, il ne viendrait à l’idée de personne d’afficher un large sourire lors d’un enterrement. Néanmoins, l’expression des émotions peut aussi être naturelle et spontanée. Exprimer de la tristesse en pleurant à chaudes larmes lors de cet enterrement pourrait être une réaction émotionnelle tout à fait authentique. La théorie du constructivisme social postule que la manière dont les émotions sont socialement façonnées dépend de leur culture de référence. Les émotions viennent à l’Homme sur la base de ses connaissances, ses représentations mentales et de l’interprétation de son environnement en découlant : elles sont donc culturellement formées (Hamdi, 2012 ; Le Breton, 2004 ; Nugier, 2009). C’est la notion d’Ethos développée par Aristote (Tcherkassof, 2008). Les comportements, actions et prédispositions à agir d’un Homme sont donc définis par sa culture, son environnement social et, sont fonctionnels en son sein (Niedenthal et al., 2008). Les émotions sont donc l’aboutissement de règles sociales, de conventions culturellement construites (Le Breton, 1998). Ces notions sont très bien représentées par les display rules (Tcherkassof, 2008). Les émotions sensées être affichées dans une situation donnée peuvent donc être affichées. Au delà de cette compétence, l’individu est capable de ressentir les émotions sensées être ressenties.
Les interactions sociales sont donc indissociables des émotions car ces dernières sont destinées à être partagées. Le partage social des émotions est très courant, cela indifféremment de sa valence (i.e. émotion positive ou négative). Après avoir vécu une expérience émotionnelle (e.g. une demande en mariage), l’individu va le partager socialement. Il va verbaliser ses émotions au près de son entourage. Par ailleurs, plus l’épisode émotionnel est intense, plus il va susciter de partage social (en terme de nombre d’évocation de cette évènement). Celui-ci peut se réaliser plusieurs fois au près d’une mème personne, ou envers des personnes différentes. De même, plus l’expérience émotionnelle est intense, plus le partage social va durer dans le temps (Delfosse, Nils, Lasserre & Rimé, 2004).
De plus, il existe des phénomènes de partage social secondaire. Cela représente le partage social que vont pratiquer, à leur tour, les interlocuteurs. Ils vont retransmettre les expériences émotionnelles qui leur ont été partagé auparavant (Rimé, 2015 ; Tcherkassof, 2008).
Le partage des épisodes émotionnels étant plus qu’abondement répandu, il va de soi que les individus en tire des avantages.
Partager ses émotions amène à des bénéfices que l’ont pourrait qualifier de socio-affectifs. En premier lieu, ce partage émotionnel peut amener à l’établissement d’un lien social. En effet, un rapprochement affectif peut être créé entre deux individus n’ayant pas de relation interpersonnelle établie au préalable. Le partage des émotions donne donc lieu à un contact social. Dans un second temps, partager ses émotions permet aussi de renforcer les relations interpersonnelles. S’ouvrir à un interlocuteur procure de l’affection pour celui qui écoute et qui est écouté. Une affection réciproque en résulte donc. Enfin, la communication émotionnelle fait naître de la compassion chez les interlocuteurs. Ils feront donc preuve de soutien social exprimé sous forme d’amitié ou de simples marques d’attention. Pour sa part, la personne qui évoque son épisode émotionnel se sentira soutenue et réconfortée (Delfosse, Nils, Lasserre & Rimé, 2004 ; Rimé, 2015 ; Tcherkassof, 2008).
À un niveau cognitif, le partage émotionnel peut aussi apporter des bénéfices. En effet, parler de nos émotions nous oblige à ressembler nos pensées et à les organiser pour qu’elles soient accessibles par autrui. Cela implique de faire des liens entre nos expériences émotionnelles vécues et nos savoirs préalables : le partage émotionnel permet de faire du sens (Delfosse, Nils, Lasserre & Rimé, 2004). La communication émotionnelle met donc en jeu les relations interpersonnelles. Des liens sociaux étant au cœur de ses interactions, la socialisation en est un acteur.
La signification des émotions est intériorisée à partir de l’enfance. Comme explicité plus haut, le monde social auquel est exposé l’enfant lui inculque les normes de sa culture pendant les épisodes de socialisation. L’entourage social de l’enfant lui enseigne des modèles mentaux pour interpréter et exprimer ses émotions (Dukes, 2018). Cet apprentissage social continue tout au long de notre vie de sorte que notre fonctionnement émotionnel soit en accord avec notre personne et notre rôle social individuel.
En se centrant sur notre problématique, nous pouvons mettre en lumière que nos émotions sont en accord avec notre genre. Les normes culturelles quant aux émotions ressenties et exprimées par les hommes et les femmes, sont elles aussi inculquées par l’entourage social (Tcherkassof, 2008).
Partant de notre réflexion socialement construite, les différences de genre quant aux émotions peuvent donc être culturellement expliquées.
En adoptant un point de vue stéréotypé, des émotions dites «sexuées» peuvent être mises en évidence. Les émotions telles que la peur, la honte, le bonheur et la tristesse sont perçues comme représentantes du genre féminin. En revanche, le dégoût, la colère et le mépris sont typiquement masculines (Braconnier, 1996 ; Tcherkassof, 2008). Partant de là, il a été mis en lumière que les émotions associées à un genre sont plus facilement décodées et exprimées par ces acteurs. Par exemple, un homme s’énervera plus qu’une femme face à une même situation. Ces faits ne sont à considérer comme véritables que si les individus en situation se prêtent aux stéréotypes, aux rôles sexués prescrits par leur culture. En effet, d’un point de vue occidental, il n’est pas aussi bien toléré pour une femme d’être agressive que pour un homme. Chez les hommes, exprimer sa peur est mal vu. Ce n’est pas le cas chez les femmes qui, au contraire, sont soutenues dans l’expression de leur fragilité. Les display rules explicités plus haut peuvent donc être, à leur tour, caractérisés de «sexués».
Les différences d’expression émotionnelle entre hommes et femmes résident aussi dans les cibles du partage émotionnel. Les interlocuteurs privilégiés du partage social des émotions se trouvent dans le cercle intime. Il se réalise auprès des proches, des membres de la famille et des amis. Chez les enfants, indifféremment du genre, les expériences émotionnelles sont partagées avec les figures d’attachement (i.e. les parents). En grandissant, les épisodes émotionnels sont aussi rapportés aux amis. À l’âge adulte, les cibles du partage émotionnel commencent à se différencier de par le genre de l’émetteur. En effet, les hommes communiquent principalement leurs émotions à leur conjoint. Les femmes quant à elles ont des interlocuteurs de nature plus variée. Elles communiquent leurs émotions non seulement à leur conjoint, mais également aux membres de leur famille et à leurs amis proches. Avec l’âge, le nombre de cibles de partage se restreint aux personnes les plus proches (Delfosse, Nils, Lasserre & Rimé, 2004 ; Tcherkassof, 2008).
En revanche, aucune différence quant à la fréquence du partage social entre genres n’existent. Les hommes vont, de manière générale, communiquer leurs émotions plusieurs fois à leur conjoint. Les femmes vont exprimer leurs émotions le même nombre de fois, mais à des cibles plus variées (Tcherkassof, 2008).
En somme, contrairement au sens commun, les femmes ne sont pas d’avantage enclin à exprimer leur émotions que les hommes. La réflexion est plus complexe que cela. Les femmes sont disposées à exprimer et à interpréter certaines émotions mieux que les hommes, et inversement. De plus, elles ont un réseau d’interlocuteurs plus varié que celui des hommes. Ces variations inter-genres sont causées par les display rules sexués venant de l’entourage social et de la culture des individus. Néanmoins, le partage social des émotions est présent autant chez les femmes que chez les hommes.
Nous avons présentement comparé la communication des émotions entre les genres en nous appuyant sur les display rules. Sur cette même base de réflexion sociale et culturelle, nous pourrions poursuivre prochainement notre réflexion en comparant le partage émotionnel selon les classes économiques et sociales des individus. Des pistes de réflexion peuvent se trouver dans les travaux de LaFrance et Hecht (2000).
Bibliographie
Braconnier, A. (1996). Le Sexe des émotions. Paris, France : Odile Jacob.
Delfosse, C., Nils, F., Lasserre, S. & Rimé, B. (2004). Les motifs allégués du partage social et de la rumination mentale des émotions : comparaison des épisodes positifs et négatifs. Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 64(4), 35-44.
Dukes, D. (2018). Apprentissage social affectif et appréciation de l'émotion: structuration des interactions socioémotionnelles. Revue Tranel, 68, 77-84.
Hamdi, H. (2012) Plate-forme multimodale pour la reconnaissance d’émotions via l’analyse de signaux physiologiques : Application à la simulation d’entretiens d’embauche. [Thèse de doctorat]. Université d’Angers, Angers.
Le Breton, D. (2004). Les passions ordinaires: Anthropologie des émotions. Paris, France : Payot.
Niedenthal, P., Krauth-Gruber, S., & Ric, F (2008). Comprendre les émotions : perspectives cognitives et psycho-sociales. Wavres, Belgique : Éditions Mardaga.
Nugier, A. (2009). Histoire et grands courants de recherche sur les émotions. Revue électronique de Psychologie Sociale, 4, 8-14.
Rimé, B. (2015). Le partage social des émotions. Paris, France : Presses universitaires de France.
Tcherkassof, A. (2008). Les émotions et leurs expressions. Fontaine, France : Presses universitaires de Grenoble.