Les émotions : fruits de notre culture ou réactions innées ?
Les émotions peuvent être envisagées, comme dans la perspective de Darwin, comme innées, produites par des processus génétiques. Marbeau (1901) s’inscrit dans cette même lignée en déclarant qu’ «une émotion forte rend l’Homme à la nature et efface la convention sociale». De ce point de vue, nous pourrions nous demander s’il est possible de considérer des émotions de base. Néanmoins, la notion d’Ethos développée par Aristote, illustre un filtre culturel par lequel les émotions peuvent être perçues puisqu’elles représentent la culture émotionnelle (Tcherkassof, 2008). Par conséquent, les émotions de base, si elles existent, ne peuvent-elles pas être dépendantes du contexte culturel dans lequel elles évoluent ?
Pour tenter de répondre à ce questionnement, nous allons mettre en évidence des travaux suivants ceux de Darwin et James qui proposent des émotions de base. Nous affinerons ensuite notre réflexion en y ajoutant une perspective culturelle.
La perspective darwinienne explique l’émotion comme l’activation de schémas biologiques d’actions dans des contextes spécifiques (Kemper, 1978 ; Le Breton, 2004). Par exemple, la colère permet de se défendre face à une menace (Hamdi, 2012 ; Shaver et al., 1987).
Dans la continuité de ces travaux, la perspective jamesienne décrit les émotions comme les conséquences de l’interprétation des réactions physiologiques du corps face aux événements contextuels (Nugier, 2009).
La théorie des émotions discrètes d’Ekman (1992), descendante de la théorie de Darwin, stipule que des programmes génétiques d’affects donnent lieu à des émotions de base distinctes les unes des autres. Traditionnellement, elle en dénombre six : la joie, la peur, la colère, la tristesse, le dégoût et la surprise. Chaque émotion de base répond à un programme génétique donnant lieu à des réactions spécifiques permettant une adaptation fonctionnelle à l’environnement (Tcherkassof, 2008).
Les travaux d’analyse de Shaver et ses collaborateurs (1987) sur le lexique émotionnel rapportent eux aussi des émotions de base nettement délimitées sémantiquement : l’amour, la joie, la colère, la tristesse et la peur.
Pour leur part, Oatley et Johnson-Laird (1987) énoncent qu’une émotion peut être considérée comme une émotion de base si elle n’est pas réductible ou substituable par une autre émotion. Néanmoins, ce travail ayant été réalisé uniquement sur le lexique, Wierzbicka émet ses réserves. Elle formule que le lexique est propre à une culture, et que par conséquent, les émotions en découlant le sont aussi.
Il est donc pertinent de continuer notre réflexion en intégrant une dimension sociale à notre recherche d’émotions de base.
Les variabilités interculturelles, quant à la vaste notion que représentent les émotions, peuvent être mises en lumière par le fait qu’une émotion peut exister dans une culture mais pas dans une autre. C’est le cas d’amae, qui définit la sensation de prendre place dans une relation sociale où la personne «dépend de l’amour de l’autre, se réchauffe auprès de son affection». Cette émotion est capitale dans la culture japonaise. Elle est pourtant inappréciable, mais potentiellement concevable, pour un occidental. Les émotions que l’on pourrait qualifier de fondamentales ne sont donc pas les mêmes dans toutes les cultures (Tcherkassof, 2008).
En outre, deux émotions différentes, provenant de deux cultures distinctes, peuvent porter la même appellation. En effet, ressentant pourtant tous deux l’émotion désignée par le terme «colère», celle éprouvée par un occidental ne sera pas la même que celle nommée «liget» chez les Ilongots (une des tribus des Philippines) : ils ne ressentent pas la même colère (Philippot, 2011 ; Nugier, 2009 ; Tcherkassof, 2008).
Les émotions viennent donc à l’Homme sur la base de ses connaissances, ses représentations mentales et de l’interprétation de son environnement en découlant : elles sont donc culturellement formées. (Le Breton, 2004 ; Tcherkassof, 2008). Les comportements, actions et prédispositions à agir d’un Homme sont donc définis par sa culture, son environnement social et, sont fonctionnels en son sein (Niedenthal et al., 2008). Dans cette perspective socio-constructiviste, l’étude des émotions ne peut donc se faire qu’avec une vision sociétale de celles-ci. Les émotions naissant de situations et prenant place dans des cultures données, elles diffèrent d’une culture à l’autre (Nugier, 2009).
Suivant ce raisonnement, il semble à présent absurde de parler d’émotions de base d’un point de vue universelle. Néanmoins, établir une liste d’émotions de base propre à chaque culture paraît convenable.
Dans une perspective cognitive de l’étude du ressenti émotionnel, la perception des émotions faite part chacun est dépendante des objectifs et des ressources de chaque individu. Cela implique donc que ces perceptions puissent être influencées par l’apprentissage des normes et valeurs de chaque culture (Hamdi, 2012 ; Le Breton, 2004 ; Nugier, 2009).
Dans cette même perspective, la théorie du constructivisme social postule que la manière dont les émotions sont socialement façonnées dépend de leur culture de référence. Les émotions sont l’aboutissement des règles sociales, de conventions construites culturellement et non pas simplement de manifestations physiologiques et psychologiques. Ce sont donc les individus eux-mêmes qui donnent du sens à leurs émotions (Le Breton, 1998 ; Tcherkassof, 2008).
Pour trouver des émotions de base, il faut donc passer par une interprétation culturellement perçue, de la population d’intérêt. De ce fait, il est possible de dégager des émotions de base. Néanmoins, le panel de ces émotions sera propre à chaque culture, différent selon l’origine des populations (Tcherkassof, 2008).
Certaines émotions de base peuvent donc bien être mises en évidence. Néanmoins, il est important de concevoir qu’elles ne sont pas les mêmes dans toutes les sociétés et que le sens leur étant attribué différent aussi selon les cultures. En somme, les émotions sont donc des déclinaisons sociales et culturelles de rudiments biologiques.
Certains schémas de pensée, dont ceux relatifs aux émotions, sont propres à certaines cultures car ils sont les produits de l’assimilation de normes de culturelles (Baeyens, 2002 ; Duriez, 2011). Dans cette perspective, il est possible de se demander si les thérapies liées à des troubles émotionnels sont différentes selon les cultures. Hays (2008) met en lumière la dimension multiculturelle des prises en charge TCC de par leur considération des besoins personnels et de l’influence de l’environnement sur la formation des émotions. Cela pourra être approfondie notamment grâce aux travaux de Lafrance (2011) mettant en évidence l’adaptation culturelle des prises en charge thérapeutiques de type TCC.
Bibliographie
Baeyens, C., Douilliez, C., Francart, B., Francart, B., & Philippot, P. (2002). Le Travail des Émotions en Thérapie Comportementale et Cognitive Vers une Psychothérapie Expérientielle. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, no 29(2), 87-122. doi:10.3917/ctf.029.0087.
Duriez, N. (2011). Thérapie familiale et troubles de la régulation émotionnelle. Thérapie Familiale, vol. 32(1), 41-58. doi:10.3917/tf.111.0041.
Hamdi, H. (2012) Plate-forme multimodale pour la reconnaissance d’émotions via l’analyse de signaux physiologiques : Application à la simulation d’entretiens d’embauche. [Thèse de doctorat]. Université d’Angers, Angers.
Kemper, T. D. (1978). A social interactional theory of emotions. New York : Wiley.
Lafrance, V. (2011). Efficacité thérapeutique et adaptations culturelles de la thérapie cognitivo-comportementale pour traiter le trouble de stress post-traumatique chez les jeunes réfugiés. [Thèse de doctorat]. Université du Québec, Montréal.
Le Breton, D. (1998). Sociologie des émotions : Critique de la raison darwinienne. Recherches sociologiques, 1, 37-54.
Le Breton, D. (2004). Les passions ordinaires: Anthropologie des émotions (French Edition) (PAYOT éd.).
Niedenthal, P., Krauth-Gruber, S., & Ric, F (2008). Comprendre les émotions : perspectives cognitives et psycho-sociales. Wavres, Belgique : Éditions Mardaga.
Nugier, A. (2009). Histoire et grands courants de recherche sur les émotions. Revue électronique de Psychologie Sociale, 4, 8-14.
Philippot, P. (2013). Émotion et psychothérapie: L’influence des émotions dans la société. PSY. Emotion, intervention santé (French Edition) (2e édition revue et augmentée éd.).
Tcherkassof, A. (2008). Les émotions et leurs expressions. Fontaine, France : Presses universitaires de Grenoble.
Shaver, P., Schwartz, J., Kirson, D., & O'Connor, C. (1987). Emotion knowledge: Further exploration of a prototype approach. Journal of Personality and Social Psychology, 52, 1061-1086.