L'émotion : une notion complexe à définir.
Définir ce qu’est une émotion n’est pas chose aisée. Plusieurs psychologues et scientifiques (Scherer, 2005) s’y sont attelés, non sans recevoir de nombreuses critiques. Tcherkassof (2008), à son tour, définit une émotion comme «un épisode qui émerge automatiquement, imposant sa préséance sur toute autre activité en cours, épisode constitué d’un ensemble de réponses interreliées et synchronisées, de type neurophysiologique, comportemental-expressif, subjectif-phénoménal, cognitivo-attentionnel et motivationnel».
Nous pouvons souligner le caractère subjectif de l’expérience du ressenti des émotions : tout le monde les perçoit différemment. Cette subjectivité peut-être expliquée par la dimension culturelle du ressenti des émotions. La notion d’Ethos, développée par Aristote, illustre bien ce filtre culturel par lequel les émotions peuvent être perçues puisqu’elle représente la culture émotionnelle. Par ailleurs, le ressenti d’une émotion est donc difficilement descriptible. La définition proposée par Tcherkassof (2008) laisse paraître une dimension physiologique du ressenti émotionnel.
Nous pourrions donc nous demander si les différentes émotions sont ressenties physiologiquement de la même manière dans toutes les cultures.
Pour mener notre réflexion, nous commencerons par exposer les concordances des ressentis physiologiques émotionnels inter-culturels. Puis, nous relaterons des différences entre cultures.
La dimension corporelle est souvent utilisée pour rendre les émotions plus palpables. Néanmoins, les études réalisées ont démontré que les sensations physiologiques associées à chaque émotion ne sont que déterminées par des schèmes psychophysiologiques, et donc, sont subjectives (Frijda & Tcherkassof, 2014). Les expressions physiologiques peuvent aussi permettre la communication. En effet, un interlocuteur, pourra, par leurs biais, identifier une émotion (Carrizo et al., 2019).
Certains travaux suivant le raisonnement de Darwin formulent que certains comportements sont produits par des processus génétiques, sont innés. Ce fonctionnement correspond à l’activation de schémas biologiques d’action dans des contextes spécifiques (Kemper, 1978 ; Le Breton, 2004). Par exemple, la colère permet de se défendre face à une menace. Cela implique l’universalité des émotions. En effet, elles auraient permis la survie de l’espèce humaine, c’est pourquoi on les retrouve dans toutes les cultures (Hamdi, 2012 ; Kirson et al., 1987).
Des enfants venus de cultures différentes sont capables de reconnaître et de reproduire les mêmes émotions. Cela va dans le sens de la perceptive Darwinienne promouvant les émotions comme des traces biologiquement transmises du passé.
Dans la même lignée, d’autres auteurs comme James suggèrent que les réactions physiologiques nous permettent d’interpréter nos émotions en tant que telles et orientent notre comportement (Nugier, 2009).
Cela laisse donc paraître une qualité universelle du ressenti physiologique des émotions.
Les émotions viennent à l’Homme sur base de ses connaissances, et de l’interprétation de son environnement en découlant : elles sont donc culturellement formées. (Le Breton, 2004). Les comportements, actions et prédispositions à agir d’un Homme sont donc définis par sa culture, son environnement social et sont fonctionnels en son sein (Gergen, 1985 ; Niedenthal et al., 2008). Dans cette perspective socio-constructiviste, l’étude des émotions ne peut donc se faire qu’avec une vision sociétale de celles-ci. Les émotions naissant de situations et prenant place dans des cultures données, elles diffèrent d’une culture à l’autre (Nugier, 2009). Le concept d’Ethos traduit cette subjectivité inter-culturelles du ressenti émotionnel. Il désigne «le système de croyances, de valeurs, de normes, d’habitudes en rapport avec les émotions et spécifique de chaque communauté, groupe social ou culture» (Le Breton, 2004 ; Tcherkassof, 2008).
Le ressenti physiologique des émotions est la résultante de schèmes psychophysiologiques formés sur la base des représentations cognitives culturellement orientées de l’individu. Néanmoins, cela n’est pas vrai dans toutes les cultures. Les Occidentaux lient presque inévitablement leur émotions à des perceptions physiologiques, mais ce n’est pas le cas d’autre population comme les Samoans et les Ifaluk, qui ne font aucunement correspondre leur émotions à des ressentis physiologiques.
Par ailleurs, si association entre émotions et ressentis physiologiques il y a, les interprétations ne sont pas les mêmes d’une culture à l’autre. Pour les occidentaux, la tristesse est communément traduite par des nœuds dans la gorge et des sensations gastro-intestinales. Dans les régions de l’Équateur, cette émotion est plus couramment associée à des palpitations cardiaques et aux maux de tête. Le ressenti physiologique des émotions diffère donc bien d’une culture à l’autre (Frijda & Mesquita, 1994 ; Frijda & Tcherkassof, 2014).
De plus, une émotion peut exister dans une culture mais pas dans une autre. C’est le cas d’amae, qui défini la sensation de prendre place dans une relation sociale où la personne «dépend de l’amour de l’autre, se réchauffe auprès de son affection». Cette émotion est capitale dans la culture japonaise. Elle est pourtant inappréciable, mais potentiellement concevable, pour un occidental. Les émotions que l’on pourrait qualifier de fondamentales ne sont donc pas les mêmes dans toutes les cultures (Tcherkassof, 2008).
En outre, deux émotions différentes, provenant de deux cultures différentes, peuvent porter la même appellation. En effet, ressentant pourtant tous deux l’émotion désignée par le terme «colère», celle éprouvée par un occidental ne sera pas la même que celle nommée «liget» chez les Ilongot (une des tribus des Philippines) : ils ne ressentent pas la même colère (Philippot, 2011 ; Nugier, 2009 ; Tcherkassof, 2008).
D’autre part, au Japon, la notion d’émotion en elle-même n’est pas élaborée. Aucun terme n’est utilisé pour désigner une émotion en sa qualité globale. Le concept général d’émotion n’existe donc pas dans toutes les cultures (Tcherkassof, 2008).
Dans une perspective cognitive de l’étude du ressenti émotionnel, la perception des émotions faite part chacun est dépendante des objectifs et des ressources de chaque individu. Cela implique donc que ces perceptions puissent être influencées par l’apprentissage des normes et valeurs de chaque culture (Hamdi, 2012 ; Le Breton, 2004 ; Nugier, 2009).
En somme, les émotions sont, de base, le fruit de l’adaptation de l’Homme à son environnement, et ceci, dans toutes les cultures. Néanmoins, le ressenti physiologique des émotions est dépendant de l’environnement de vie. Chaque culture en possède sa propre interprétation.
Nous pouvons donc conclure que les interprétations émotionnelles des ressentis physiologiques des individus servent toutes une adaptation fonctionnelle à son environnement de vie tout en étant différentes selon les cultures.
Pour s’adapter aux différentes situations rencontrées, l’Homme va ressentir différentes émotions. Comme explicité ci-dessus, celles-ci seront différentes selon les cultures. Cela pourrait nous amener à nous demander s’il existe une gamme d’émotions de base, ressentie par tous les individus d’une même culture. Pour amorcer notre réflexion nous pourrions commencer par mener une réflexion critique sur les travaux de recherche transculturelle de Paul Ekman sur les émotions de base qui stipule qu’il existe 6 émotions universelles (ou 16 après de nouveaux travaux).
Bibliographie
Breton, D. L. (2004). Les passions ordinaires: Anthropologie des émotions (Petite bibliothèque payot) (French Edition) (PAYOT éd.).
Hamdi, H. (2012) Plate-forme multimodale pour la reconnaissance d’émotions via l’analyse de signaux physiologiques : Application à la simulation d’entretiens d’embauche. [Thèse de doctorat]. Université d’Angers, Angers.
Philippot, P. (2013). Émotion et psychothérapie: L’influence des émotions dans la société (PSY. Emotion, intervention, santé) (French Edition) (2e édition revue et augmentée éd.).
Tcherkassof, A. (2008). Les émotions et leurs expressions. Fontaine, France : Presses universitaires de Grenoble.
Tcherkassof, A. & Frijda, N. (2014). Les émotions : une conception relationnelle. L’Année psychologique, vol. 114(3), 501-535. doi:10.4074/S0003503314003042.
Vitale, M. A., Lopes Piris, E., Carrizo, A. E., & Michelan de Azevedo, I. C. (2019). ESTUDIOS SOBRE DISCURSO Y ARGUMENTACIÓN (Grácio Editor éd.).