Le sentiment d'efficacité des enseignants

Professeur enseignant un cours de mathématiques à des élèves dans une classe, avec des formules et des diagrammes géométriques écrits au tableau noir.

L’étude du sentiment d’efficacité personnelle (SEP) a été proposée par Bandura (1977, 1986, 1988). Il explique que le SEP est le produit des relations entretenues entre l’environnement, les habiletés et les comportements d’un individu, lorsqu’il essaie de réaliser une tâche avec succès. Il tire cela de sa théorie sociocognitive (TSC) qui vise à expliquer les interactions entre les affects, les cognitions et les comportements. Cette théorie a été appliquée dans de nombreux champs dont celui de l’éducation.

Par ailleurs, l’approche du SEP de Bandura est multifactorielle. C’est-à-dire que l’individu n’est pas considéré comme un être dénué de pouvoir d’action et de réflexion. Non seulement il ne subit pas son environnement, mais l’importance est donnée aux rôles des cognitions. Elles seraient les facteurs qui font le plus de lien entre l’environnement et les comportements. En effet, l’individu, répond à des stimuli, d’où sa réponse comportementale, mais il a aussi la capacité de les interpréter, d’où ses réflexions cognitives. Cela amène les individus à améliorer leurs comportements par la comparaison de leurs actions par rapport aux résultats attendus. Ce jugement est, en partie, représenté par le sentiment d’efficacité personnelle.

Différentes définitions ont été données au SEP. Bouffard-Bouchard et Pinard (1988) le décrivent comme le jugement d’un individu sur sa capacité à réaliser une activité. En plus d’être la croyance qu’un individu a de réussir une tâche, Pintrich et De Groot (1990) l’explicitent comme la responsabilité qu’il a de cette performance. À leur tour, Galand et Vanlede (2004) présentent le sentiment d’efficacité personnelle comme la croyance des individus en leur compétence pour réaliser une tâche. Le sentiment d’efficacité personnelle peut donc, au final, être défini comme «les croyances des gens sur leur capacité à exécuter l'ensemble des actions requises pour accomplir une tâche spécifique» (Bandura, 1986).

Du point de vue du monde du travail, le sentiment d’efficacité personnelle peut désigner les croyances des opérateurs en leur capacité à accéder à des performances spécifiques. C’est la perception que le travailleur a de ses compétences à réaliser des tâches dans l’exercice de son métier. Le sentiment d’efficacité va orienter les choix dans l’environnement de travail et dans l’activité réalisée. Il va donc modeler la persévérance dans l’effort et les réactions émotionnelles du sujet face à un obstacle (Beaumont et al., 2012 ; Boujut, 2015 ; De Ketele & Jorro, 2013 ; Rondier, 2004). Le sentiment d’efficacité personnelle est, par conséquent, l’élément le plus impactant du fonctionnement propre du sujet (Safourcade, 2010). Dembo et Gibson (1984) le conçoivent, dans le cadre de l’éducation, comme la perception qu’a un enseignant de sa capacité à transmettre des apprentissages à ses élèves.

Le sentiment d’efficacité personnelle d’un enseignant influence sa motivation, son implication dans les tâches et ainsi, sa performance. En effet, les individus qui n’ont pas confiance en leur capacité ont tendance à moins s’engager dans des tâches difficiles et ont des objectifs peu développés. Un faible SEP peut être expliqué par des situations d’échecs répétées. De nombreux succès peuvent alimenter la confiance de l’individu en ses capacités, et donc, affermir son sentiment d’efficacité. Par conséquent, le travailleur s’engagera plus volontiers dans des tâches difficiles, réunira plus facilement les compétences pour réaliser les tâches et sera plus persistant face à une tâche lui posant problème (Bandura 1997). Par ailleurs, l’étude du sentiment d’efficacité personnelle des enseignants révèle son impact sur le bien-être du sujet. En effet, il a été démontré que les enseignants avec un faible sentiment d’efficacité personnelle sont ceux qui ont le plus fort sentiment d’inutilité (Almudever et al., 2006 ; Beaumont et al., 2012 ; Chan, 2007 ; De Ketele & Lison, 2007).

Deux composantes peuvent être dégagées de la notion de sentiment d’efficacité personnelle : la croyance d’efficacité et l’attente de résultats. Le SEP est donc bidimensionnel car il illustre non seulement une croyance quant aux capacités de l’individu mais aussi son potentiel effet sur les buts visés. Toujours selon Bandura (2003), les individus jugent des efforts qu’ils auront à fournir pour les réalisations d’une tâche. Ils décideront donc de réaliser une activité selon la croyance en leur efficacité et la qualité des résultats attendus. Par conséquent, ils jaugent de l’intérêt de leur comportement et de leur chance de réussite. Étant donné que l’individu juge des résultats qu’il pourrait obtenir, la notion de SEP met en jeu sa motivation.

Un enseignant montrant un squelette à une jeune élève dans une salle de classe.

Le sentiment d’efficacité personnelle se fonde sur les expériences passées d’un individu. Les différentes informations retenues de ces situations jouent sur les nouvelles cognitions et les nouveaux comportements. Ainsi, nous pouvons mettre en lumière quatre sources d’informations qui forment le SEP. Comme nous l’avons explicité ci-dessus, les expériences précédemment vécues par un individu peuvent être une première source de formation pour le SEP. Les expériences scolaires en sont l’une des principales composantes (Galand & Vanlede, 2004). Un jugement de compétence est émis par un individu suite à ses échecs et ses réussites. Bandura met aussi en valeur l’implication de l’apprentissage vicariant ou apprentissage par l’observation. En effet, se comparer à autrui peut permettre à l’individu d’augmenter son SEP. À l’inverse, un enseignant pourra voir son SEP diminuer s’il se compare à un collègue qu’il juge très efficace. Une troisième source du SEP peut être représentée par les paroles émises par autrui. Les discours de soutien, de conseil ou encore d’encouragement peuvent permettre au travailleur de prendre confiance en lui, et donc, de renforcer son SEP. Néanmoins, l’inverse est aussi possible. Si un individu reçoit des critiques sur son travail, il peut voir son SEP diminuer. Pour finir, les états émotionnels ressentis suite à la réalisation de tâches, peuvent aussi être des sources du SEP. Des émotions telles que la peur, l’anxiété ou le stress peuvent être associées à une vulnérabilité ou une incapacité à réaliser une activité. Les capacités seront donc, ici, jaugées sur base des émotions. La confiance de l’individu sera affectée, ainsi que sa motivation (Bandura 2003).

Nous avons, à de nombreuses reprises évoqué des tâches prescrites et des résultats attendus. En effet, toute activité fait l’objet de prescriptions sur les objectifs et moyens de travail. Néanmoins, la réalisation de la tâche varie souvent de la prescription. Les travailleurs doivent prendre en compte les écarts de réalisation entre l’activité prescrite et la tâche effective, en relevant ce qui n’a pas été anticipé et en ajustant leur manière de travailler. De plus, chaque opérateur est différent : chacun a ses propres caractéristiques. Cela peut être traduit comme «donner forme humaine à son travail». En somme, le sentiment d’efficacité personnelle peut donc varier entre les opérateurs, car chacun vit les situations différemment (Davezies, 2006).

À l’inverse du SEP, prend place le sentiment d’incompétence pédagogique. Il se définit comme «une absence ou une faiblesse dans le contrôle de la tâche à accomplir» (Desbiens et al., 2000 cités par De Stercke, 2014). Elle dépend du point de vue des enseignants eux-mêmes et non d’un regard extérieur. La présente recherche n’aura donc pas pour objectif d’étudier l’efficacité réelle en termes de résultats de l’activité enseignante, mais plutôt d’étudier la perception qu’a l’enseignant de ses propres capacités à enseigner.

Il est évident que tout travailleur rencontre des difficultés dans sa pratique professionnelle. Nous allons, dans la prochaine partie, nous appliquer à relever les différentes ressources et contraintes que les enseignants peuvent relever. Celles-ci peuvent ternir le sens qu’ils donnent à leur métier, et donc, amoindrir leur sentiment d’efficacité personnelle.

Une enseignante noire en costume grisante enseigne à une classe d'étudiants, un étudiant lève la main.

Donner du sens c’est «mettre de l’ordre en repoussant l’absurde, c’est donner des rôles, ouvrir et fermer des possibilités d’agir pour maintenir le monde tel qu’il est perçu» (André, 2013). L’être humain a besoin de donner du sens, de se convaincre de sa légitimité et de sa cohérence (Altet et al., 2001). D’un point de vue professionnel, le sens donné au travail a été défini comme la façon de l’éprouver et de l’interpréter. C’est-à-dire qu’il peut être perçu comme l’accord entre l’individu et son travail. Il a été intégré sous le nom de «Travail vécu», comme concept nouvellement ajouté aux notions déjà très largement connues de «Travail prescrit», «Travail réel» et «Travail réalisé» (Dujarier, 2006). Le bien-être professionnel, et de surcroît, la santé, peuvent être sujets à des renforcements grâce au sens qu’un travailleur peut donner à son travail (Morin, 2008).

Dans le contexte général du monde professionnel, les travailleurs peuvent donner du sens à leur métier grâce à plusieurs ressources. L’utilité sociale de son travail peut permettre à un individu de se sentir utile. De plus, être autonome prouve au travailleur qu’il est capable de réaliser sa tâche correctement et efficacement. En outre, tout au long de sa carrière, si un individu a l’occasion d’apprendre dans sa pratique, il lui ajoutera toujours plus de sens. Un travailleur a aussi besoin de réaliser des tâches qui sont en accord avec ses valeurs et ses règles morales. Par ailleurs, il est bénéfique aux individus d’avoir des interactions permettant l’entraide et le soutien entre collègues et supérieurs. Enfin, le travailleur a besoin de se sentir reconnu pour ses capacités et le travail qu’il réalise.

La sphère personnelle peut représenter un obstacle au sens donné par l’enseignant à son travail. En effet, un individu peut être gêné dans l’accomplissement de ses tâches, par des préoccupations relevant de sa vie familiale (Garner & Laroche, 2016). Des événements familiaux peuvent venir perturber le travail de l’enseignant et, par conséquent, remettre en cause la valeur de son travail. Il peut en ressortir fatigué et cela peut parfois déboucher sur un état dépressif (Grounauer et al., 1989).

Les obstacles institutionnels. Si certains chefs d’établissement sont à l’écoute des difficultés des enseignants et de leurs revendications, ce n’est pas le cas de tous. En effet, une hiérarchie plus préoccupée par l’image de son établissement plutôt que par le soutien qu’elle pourrait apporter aux enseignants représente un obstacle institutionnel (Lantheaume, 2007 ; Ria, 2016). Par ailleurs, une direction intervenant trop dans l’activité d’enseignement des professeurs peut créer un sentiment d’incompétence chez ces derniers. En effet, le chef d’établissement n’étant pas le supérieur hiérarchique de l’enseignant, certains professeurs estiment que sa présence dans leur classe entrave la légitimité de leur statut, sauf lors de cas exceptionnels. La pédagogie est, pour la majorité d’entre eux, réservée aux enseignants qui en sont les experts (Baluteau, 2009 ; Cacouault-Bitaud & Combaz, 2013).

Bon nombre d’enseignants rapporte ressentir une pression venant du ministère de l’éducation. Les réformes apparaissant relativement souvent, ils ne disposent pas des consignes d’application et des ressources nécessaires pour travailler correctement (André, 2013 ; Lantheaume, 2007). De ce fait, les enseignants sont contraints, non seulement de changer leur fonctionnement à chaque réforme, mais cela engendre aussi une diminution du sentiment de contrôle. De même, elles causent bon nombre d’autres changements comme la pluralité de nouveaux objectifs, la charge de travail engendrée, la remise en question de la valeur des nouveautés apportées, etc, qui bouleversent le fonctionnement habituel des enseignants. Le changement des repères sur lesquels s’appuient les enseignants rend l’appréciation des réformes très souvent controversée (Perez-Roux, 2012)

La collaboration avec les collègues est un facteur pouvant représenter une ressource précieuse comme un obstacle de taille. Certains professeurs ont des attentes les uns envers les autres, qui n’ont pas été explicitées auparavant, et qui peuvent donc engendrer de la déception. Une résistance à s’engager dans les collaborations peut aussi être retrouvée par peur du jugement négatif d’autrui. Pour que la collaboration entre collègues soit efficiente, il faut donc que les acteurs aient confiance les uns en les autres. Par ailleurs, si le soutien apporté par les collègues engendre une meilleure performance au travail ou une prise de décision plus rapide, il peut faire augmenter le SEP (André, 2013 ; Beaumont et al., 2012 ; Bélair & Lebel, 2007 ; Bourque, 2007 ; De Ketele & Jorro, 2013 ; Dionne, 2003 ; Lanheaume, 2007).

L’accompagnement de l’élève est partagé avec ses parents. Une relation de confiance doit exister entre les parents d’élèves et l’enseignant. Cela peut parfois être difficile lorsque que les parents ne sont pas engagés dans cette dynamique ou montrent des formes d’hostilité (Houllier, 2007). En effet, il est compliqué d’instaurer des actions éducatives lorsque celles-ci ne sont pas maintenues dans le cadre familial. Par ailleurs, des parents s’impliquant trop dans l’éducation scolaire de leur enfant en contredisant les enseignements fournis par le professeur, ou en dévalorisant sa pratique, peuvent représenter un obstacle pour l’enseignant. De plus, de bonnes relations entre enseignants et parents favorisent la réussite de l’enfant. Le soutien parental est donc un mandataire du sentiment d’efficacité personnelle des enseignants puisque les succès scolaires de leurs élèves sont l’aboutissement de leur travail (Altet et al., 2013 ; André, 2013 ; Beaumont et al., 2012 ; Bélair & Lebel, 2007 ; Chartier & Payet, 2014 ; HooverDempsey et al., 2002 ; Lanheaume, 2007 ; Larivée & Ouédraogo, 2017).

L’enseignant, lors de sa pratique, est en co-activité avec ses élèves : l’enseignant s’implique émotionnellement dans ses relations avec ses élèves (Fortin et al., 2013). Si ces derniers ne sont que peu ou pas investis dans la tâche, l’enseignant doit faire un travail d’intéressement de ses élèves. Cela demande beaucoup d’effort car il y a un écart entre l’investissement du professeur et celui des élèves. Ces situations peuvent mener à du stress professionnel, de l’angoisse, de la souffrance et de l’épuisement professionnel (André, 2013 ; Hélou & Lantheaume, 2008 ; Lanheaume, 2007).

Un scientifique en blouse de laboratoire verse un liquide vert dans un verre lors d'une expérience, avec des fioles colorées autour, en présence d'enfants dans un environnement éducatif

Entretenir une bonne relation avec les élèves est rapporté comme étant l’un des éléments les plus importants du métier d’enseignant (Bélair & Lebel, 2007). Nombre d’enseignants connaissent des périodes tumultueuses à cause d’élèves difficiles ou perturbateurs. Des interactions difficiles avec un élève peuvent se traduire par des conflits ainsi qu’un manque de chaleur, de soutien et de bienveillance dans la relation (Perreault, 2011). Les aspirations des enseignants étant d’exercer en évitant tout conflit, les confrontations avec les élèves sont perçues comme des dysfonctionnements de leur activité. Les enseignants subissent les moments passés en classe : ils n’arrivent plus à gérer le comportement de certains élèves qui perturbe parfois toute la classe. Cela les met en situation d’échecs répétés et, outre le stress engendré, leur laisse parfois un sentiment d’incompétence qui fait chuter leur SEP (Beaulieu-Lessard et al., 2015 ; Huard, 2009). Cela demande un investissement important en termes d’énergie. En effet, gérer des élèves agités implique un surinvestissement des enseignants pour maintenir de nouveaux la classe dans de bonnes conditions de travail (André, 2013 ; Lanheaume, 2007 ; Ria, 2009). En effet, les élèves indisciplinés sont ceux qui sont statistiquement les plus enclins au décrochage scolaire. Cela implique donc aussi une diminution drastique du sentiment d’efficacité personnelle de l’enseignant (Fortin et al., 2013). Par extension, les situations difficiles seront mieux gérées par des enseignants avec un sentiment d’efficacité personnelle important (Hoy & Tschannen-Moran, 2001). De même, un enseignant avec un haut sentiment d’efficacité personnelle persistera plus lorsqu’il rencontra des obstacles que les enseignants avec un sentiment d’efficacité personnelle plus faible. Cela entraînera plus d’aide de la part du professeur à ses élèves et donc influencera positivement leur réussite. Par conséquent, le sentiment d’efficacité personnelle du professeur en bénéficiera. On retrouve donc ici un schéma circulaire du sentiment d’efficacité personnelle (Dembo & Gibson, 1984 ; Podell et al., 1994).

Un grand nombre d’enseignants (63% d’après Karsenti et collaborateurs en 2015) évoque l’invalidité de leur formation universitaire. Celle-ci est décrite comme trop succincte et présentant des manques concernant les applications sur le terrain. Leur formation cible, en effet, la professionnalisation et l’acquisition de compétences. Les enseignants rapportent avoir beaucoup de connaissances théoriques, disciplinaires et culturelles, mais peu de connaissances pratiques, en situation réelle. En somme, ils savent dispenser un cours mais pas comment gérer les élèves. Cela peut être expliqué par le fait que les savoirs des enseignants se façonnent grâce à l’expérience. En effet, le professeur doit savoir s’adapter et s’ajuster à différents contextes. Néanmoins, le peu d’informations qu’ils reçoivent à ce sujet ne semble pas convenir aux jeunes enseignants (Allamand et al., 2005 ; Altet et al., 2001 ; Altet, 2013 ; Desjardin, 2012 ; Goyette & Martineau, 2018 ; Paquay, 2012 ; Ria, 2005).

Les obstacles rencontrés par les enseignants au cours de leur pratique pourraient donc faire diminuer leur sentiment d’efficacité personnelle. À la lumière de ces faits, des différences ont été observées selon l’ancienneté des enseignants.

Un homme souriant donne une présentation devant un tableau blanc avec des équations mathématiques. Il tient un marqueur et un papier en main, portant un blazer noir, un t-shirt beige et des jeans.

Les enseignants novices rapportent ressentir des émotions très intenses, positives ou négatives, lorsqu’ils rencontrent des obstacles pendant leurs cours. Si ces émotions sont négatives, elles peuvent amener l’enseignant débutant à douter de ses compétences. Elles peuvent amener les jeunes enseignants à souffrir d’anxiété et de stress. Ce phénomène est appelé le «choc de la réalité» (Altet et al., 2013 ; Bourque et al., 2007 ; Ria, 2016). Cette étape de l’insertion professionnelle des enseignants fait partie du Modèle de Füller (1969) et celui de Nault (1993). La 1ère année d’exercice est vécue comme une «phase de survie» par les enseignants novices (Anctil, 2006 ; Bourque et al., 2007 ; Lang, 2001). Seulement un tiers des enseignants rapportent se sentir intégrés dans le métier après 2 ans d’exercice (Péan, 1996). Il en découle que lors des trois premières années de carrière, nombre d’enseignants subissent un décrochage professionnel (Goyette & Martineau, 2018). Le décrochage professionnel peut être défini comme «le départ prématuré de la profession enseignante, qu’il soit volontaire ou non, voulu ou subi» (Collin et Karsenti, 2009). Cette préoccupation a été relevée pour 46% des jeunes enseignants aux États-Unis, 40 à 44% au Royaume-Uni et 30% au Canada (20% au Québec). Ces chiffres nous permettent de noter l’importance de ce phénomène (Collin & Karsenti, 2009).

Comme introduit plus tôt, les enseignants novices ressentent des difficultés qui sont surmontées au fil des années de pratique. Cette complexité de l’entrée dans l’enseignement relève du fait que le métier d’enseignant n’est pas seulement un travail cognitif mais aussi une activité nécessitant des capacités sociales, affectives et relationnelles (Martineau & Presseau, 2003). Les difficultés de l’insertion professionnelle dans le monde de l’enseignement donc sont diverses.

L’entrée dans le métier d’enseignant peut être décrite selon une théorie de Bouthiette et ses collaborateurs (2013) comportant cinq dimensions. Chacune de ces étapes comportent des difficultés que les enseignants novices doivent affronter. La première étape est l’insertion en emploi. Après avoir bravé les démarches administratives pour candidater à un poste, les jeunes enseignants se confrontent à une difficulté relevant de l’inégalité du recrutement. Par ailleurs, leurs salaires sont souvent considérés comme faibles par rapport aux enseignants plus expérimentés qui bénéficient de l’ancienneté. Cette problématique est d’autant plus forte chez les jeunes enseignants du fait de l’enchaînement des contrats auxquels ils sont souvent forcés de par la difficulté de trouver un emploi dans notre société. Cela crée un sentiment d’isolement et un manque de soutien (Altet et al., 2013 ; Ria, 2016).

La seconde dimension représente l’affectation et les conditions de cette activité. Lors de cette prise de poste, l’enseignant débutant n’a pas nécessairement connaissance du profil de ses élèves, de leurs réactions, etc. Cette situation peut générer de l’anxiété (Altet et al., 2013 ; Ria, 2016). Par ailleurs, la charge de travail des enseignants novices est parfois qualifiée d’insurmontable (Bourque, et al., 2007 ; Altet et al., 2013). Elle va de pair avec les responsabilités qui lui sont confiées et qui peuvent lui sembler lourdes à porter (Altet et al., 2013 ; Bourque, et al., 2007 ; Ria, 2016). Ceci est appelé la «frontière fonctionnelle» (Gervais & Lévesque, 2000). En outre, c’est souvent à eux que revient la charge des classes difficiles. Les enseignants rapportent ici un défaut de formation pour gérer les élèves difficiles ou avec des problèmes comportementaux (Altet et al., 2013 ; Beaumont et al., 2012 ; Hardman et al., 2004 ; Hoy & Spero, 2005). En effet, les enseignants débutants cherchent à mettre en œuvre des modèles et des méthodes que les enseignants experts ont acquis, de manière automatique. Ils ont besoin d’ancrer ces modes de fonctionnement dans leur routine, de sorte à ce qu’ils deviennent une habitude (Paquay, 2012). Les novices consacrent leur temps et leur énergie à réfléchir à des processus de résolution de problème, tandis que les experts disposent directement des plans de résolution en tête. Cela leur permet de se consacrer à la réflexion concernant la procédure d’application de la solution (Conney et al., 1990 ; Tochon, 1993).

La troisième phase de l’insertion professionnelle des enseignants se présente comme étant la socialisation organisationnelle. Relevons notamment que l’enculturation (i.e. acquérir la culture du contexte d’exercice) et le sentiment d’appartenance à l’établissement scolaire et au corps enseignant ne sont pas complets chez les enseignants débutants. Ce phénomène est nommé «frontière inclusive» par Gervais et Lévesque (2000). Elle comprend l’intégration des valeurs, des conduites et des attentes des représentants de l’établissement. En effet, une variation dépendante de l’entente avec les collègues, de la souplesse autorisée par la hiérarchie et de la densité de l’encadrement peut être observée (Bourque, et al., 2007 ; Ria, 2016). Les collègues constituent les membres de l’équipe pédagogique les plus fréquentés. Des discordances quant aux valeurs et à la personnalité du jeune enseignant et de ses collègues peuvent donc constituer une difficulté le menant, parfois, à l’isolement. Le métier d’enseignant étant déjà une pratique solitaire (i.e. l’enseignant est seul face à la classe), être isolé aussi au sein de l’équipe enseignante crée une réelle mise à l’écart. Cela est d’autant plus vrai pour les enseignants débutants qui n’ont pas de liens préétablis avec leurs collègues enseignants (Buhot, 2007). Par ailleurs, l’enseignant novice a besoin de reconnaissance sociale, mais un manque de reconnaissance de leur travail se fait ressentir chez les enseignants. La reconnaissance du travail est une fin recherchée par tout travailleur.

Une enseignante assiste un enfant qui écrit sur un tableau blanc, avec une professeur observant, dans une salle de classe.

Dans un premier temps, relevons que la société n’est plus autant enjouée quant au métier d’enseignant que ces dernières années. En effet, il ressort des considérations du grand public que les enseignants ne travaillent que peu, disposent de leurs week-ends, sont toujours en vacances, etc. Leur statut est donc remis en cause par des critiques et des jugements dévalorisants (Bertrand et al., 2005). Leur travail n’est pas non plus reconnu à hauteur de leur niveau de qualification. En outre, la reconnaissance du travail est aussi difficile à l’intérieur même du monde enseignant. En effet, les produits du travail de l’activité enseignante sont les apprentissages réalisés par les élèves. Cette résultante étant immatérielle, elle est difficile à mettre en avant. De plus, l’enseignant étant seul dans sa classe, les apprentissages des élèves ne sont pas perceptibles par les collègues. Par ailleurs, outre leur manque de respect, la reconnaissance des élèves est souvent très faible. Pour preuve, tant elle est rare, le simple fait que les élèves se rappellent de ce qui a été fait la veille est interprété comme une marque de reconnaissance par les enseignants. La reconnaissance de la part des parents d’élèves est tout aussi rare que celles de leurs enfants. Le chef d’établissement est aussi un acteur qui ne fournit que peu de reconnaissance. Cette reconnaissance du travail fourni par autrui n’est donc pas évidente (Alava, 2016 ; Amathieu et al., 2013 ; André, 2013 ; Curchod-Ruedi et al., 2011 ; De Ketele & Jorro, 2013 ; Hélou & Lantheaume, 2008 ; Houlfort & Sauvé, 2010). Ceci est un phénomène engageant sur le plan moral, social et bien-sûr, professionnel, appelé «frontière hiérarchique» (Bourque, et al., 2007 ; Lévesque & Gervais, 2000, Ria, 2016).

La période suivante exploite la notion de «professionnalité». Elle représente les savoirs, les compétences et les capacités que l’enseignant a acquis par l’accoutumance et l’adresse qu’il a pu développer vis-à-vis de sa position professionnelle. En d’autres termes, elle évoque à quel point l’enseignant est à l’aise dans son métier. Les enseignants débutants racontent avoir des difficultés notamment à travailler en autonomie. En effet, les enseignants experts formulent des stratégies plus élaborées que les débutants quand ils se retrouvent en situation où ils n’ont aucune directive à suivre (Altet et al., 2013 ; Cooney et al., 1990 ; Paquay, 2012). Pourtant, acquérir de l’autonomie est indispensable pour tous les enseignants. En effet, l’autonomie participe à l’épanouissement du professeur en développant son style d’enseignement en accord avec sa personnalité (Ria, 2016).

L’insertion personnelle et psychologique constitue la dernière étape de l’intégration professionnelle d’un enseignant. Elle a été rajoutée, suite à de nouvelles recherches, par Mukamurera (2012). Non seulement obtenir un premier emploi est une étape de la vie émotionnellement chargée, mais devenir enseignant en est une autre. En effet, l’individu passe d’un statut d’élève à un statut de professionnel, qui lui vaudra de construire son identité professionnelle (Bourque, et al., 2007 ; Lévesque & Gervais, 2000 Ria, 2016). Cette étape est rendue d’autant plus difficile par l’image sociétale de l’enseignement en vigueur. Comme nous l’avons déjà évoqué, les enseignants subissent assurément une dévalorisation de leur métier (Bertrand et al., 2005). Autant d’accusations qui peuvent altérer la santé psychologique des enseignants. Ceci est encore plus difficile à supporter pour les enseignants novices qui sont d’autant plus sujets au stress, au sentiment d’insécurité et au burn-out. Ces risques sont présents en particulier dans le cadre du «choc de la réalité» qui provoque une baisse de l’assurance et des sentiments d’incapacité et de culpabilité. L’ambivalence des affects, c’est à dire, avoir des émotions ou désirs contradictoires pose aussi problème aux nouveaux enseignants. Par exemple, on relève le désir d’être un professeur sympathique et proche de ses élèves, mais dans le même temps, d’avoir une classe disciplinée (Altet et al., 2013).