La religion : quelle fonction dans notre société ?
Nous n’émettons aucun jugement sur aucune religion et ne prônons aucune de celles-ci. Nous nous efforçons de retranscrire objectivement les cheminements de pensée des différents auteurs cités.
L’étude du phénomène religieux est forte d’intérêt depuis de nombreuses années. De manière significative, les philosophes des Lumières commencèrent par notifier un manque de rationalité dans la religion. Par la suite, de nombreuses têtes pensantes s’attelèrent à son étude avec un état d’esprit toujours rationaliste. Leurs critiques touchèrent à plusieurs domaines : l’économie avec les travaux de Marx notamment, la sociologie avec ceux, entre autres, de Durkheim, l’anthropologie avec pour exemples les écrits de Feuerbach, et bien d’autres encore. Nous allons présentement, et tout au long de notre écrit, nous centrer sur la réflexion de Freud (1927), adoptant bien-sûr, une considération psychique. Toutefois, nous ne nous priverons pas d’étayer ses élaborations grâce à celles d’autres auteurs. Nous n’aurons néanmoins pas la prétention d’évoquer la totalité des écrits sur le sujet.
Avant de commencer notre composition, il convient d’en définir le concept majeur. Étant donné que nous allons porter notre attention sur la religion dans la civilisation nous nous entendrons à considérer la définition qu’en donne Durkheim (1912) comme introduction à notre réflexion : « Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. ».
À partir de cette définition, nous pourrions nous questionner sur les fonctions de la religion. Étant donné que la religion évoque le «sacré» elle représente une instance d’une importance capitale pour l’humanité. Nous pourrions donc naturellement nous demander : pourquoi ? Quelle est l’utilité de la religion, à quoi sert-elle ?
Pour tenter d’y répondre, nous commencerons par développer les différentes fonctions des idées religieuses pour la civilisation. Nous poursuivrons en évoquant le devenir de la religion et les réflexions qui pourraient être apportées lors de l’évaluation de ces mœurs.
De manière globale, nous pourrions résumer les fonctions qu’opèrent la religion en sa qualité à calmer les Hommes. Ci-après, nous décomposerons la religion en trois fonctions.
La première fonction que nous pourrions attribuer à la religion est celle de la domination des foules. Durkheim déclare que lors d’assemblée collective, « le mal est lui-même comme sublimé et idéalisé » (Durkheim, 1960 ; Hayat, 2007). Dans le même état d’esprit, Hobbes relève qu’un « état de guerre » ressort de la civilisation quand elle est dénuée de règles pour la régir (Hayat, 2007 ; Hobbes, 1971). De mon propre point de vue, il est certain que les individus rassemblés ont besoin d’un référent pour guider leur action sans lequel ils se livrent plus volontiers à des débordements. Freud s’accorde avec ces manières de penser. En effet, il considère de même que les lois assurent une protection à la société face aux désirs des Hommes. La domination des foules est pour lui indispensable. Nécessité est de faire comprendre à la masse de ne pas céder à leurs désirs, aussi intenses soient-ils. Cela n’est réalisable que par une autorité suprême considérée comme détentrice de la sagesse. Nous pouvons comparer cette manière de penser à celle de Marx. Tout comme Freud, il considère la religion comme une manière de conduire les populations, à se conduire en adéquation avec la politique en vigueur. À son tour, Weber aussi considère la religion dans un premier temps comme créatrice de lien social, mais aussi et surtout comme capable de dominer et diriger les foules (Willaime, 1995). Freud développe son propos en expliquant que la nécessité de contrôler les masses réside dans leur tendance à l’auto-destruction. La société a pour but de se protéger de la menace de ses propres acteurs. Les Hommes ont naturellement des instincts et des désirs qu’ils doivent abandonner pour préserver la société. Freud relève des désirs instinctifs considérés par tous comme interdits. Il mentionne le meurtre, l’inceste et le cannibalisme. Ces actes sont considérés comme des crimes. Les individus ne calment leurs désirs que lorsque ceux-ci sont défendus. En effet, Freud souligne le fait que le mensonge n’est puni par aucunes instances morales et que, de ce fait, certains individus s’emploient à mentir sans aucuns scrupules.
De plus, Freud relève que les lois éditées pour la société correspondent à celles indiquées par la religion. Il est donc aisé de faire respecter les lois si elles sont dictées par une instance en qui la civilisation croit et obéit inconditionnellement. Ces lois sont donc directement prescrites à la civilisation par la religion. Durkheim corrobore cette manière de penser. Il fait le parallèle entre une civilisation et ses sujets, une divinité et ses partisans. Il explique qu’un dieu a un statut supérieur à l’Homme qui lui confère pouvoir sur celui-ci et que, de manière similaire, la civilisation a le même rôle quant à ses membres (Durkheim, 1903). L’avis qu’attribue Freud à la religion quant au pouvoir sur les masses est donc partagé par Durkheim (Hayat, 2007). En outre, tout comme Freud, Tocqueville appréhende la religion comme une manière de rassembler les Hommes dans un esprit collectif. Elle permettrait, selon lui, d’équilibrer les tendances individualistes nées de la société moderne pour ramener la société à une cohésion fonctionnelle (Willaime, 1995).
Par ailleurs, nous pouvons dégager comme seconde fonction de la religion : la satisfaction narcissique. Freud explique que malgré la présence d’un dieu guidant les foules, certains individus peuvent se sentir abandonnés ou non impliqués. Certains groupes défavorisés peuvent connaître un sentiment de jalousie et d’injustice envers les privilèges d’autres individus. Lorsque certains groupes parviennent à leur fin au détriment d’autres individus, cela peut faire naître des rebellions. Ces émeutes ayant pour source une inégalité des renoncements aux désirs, les individus défavorisés vont alors se mettre à détruire leur propre société. Freud ajoute que ces inconvénients peuvent être compensés par l’opinion que les groupes défavorisés ont de leurs supérieurs. En réalité, si les personnes révoltées perçoivent les individus les opprimants comme leurs modèles, ils s’identifieront à eux et se satisferont des similitudes qu’ils ont avec eux. L’animosité de certains groupes peut donc être compensée par la satisfaction de leur narcissisme. Les individus se sentent flattés, dotés d’une plus grande importance. Dans une optique Marxiste, intéressons nous maintenant à Engels. Il trouve la genèse du christianisme (qu’il considère comme la « première religion universelle ») en la comparant avec le socialisme. À l’inverse de Freud, il considère la manifestation des classes sociales défavorisées, des exploités et des persécutés comme des signes d’affranchissement montrant la puissance des actions collectives. Nous pourrions rapprocher son point de vue de la troisième et suivante fonction que Freud donne à la religion (Willaime, 1995).
Comme introduit ci-dessus, la religion a également une fonction protectrice pour la civilisation. Elle peut avoir pour rôle d’atténuer la peur induite par les phénomènes incontrôlables. En somme, la religion rassure les Hommes. En effet, les dangers de la nature sont inapprivoisables par l’Homme. De ce fait, la société parvient à amenuiser l’angoisse qu’elle procure par la personnification des instances supérieures. Leur donner forme humaine va permettre à l’Homme de se sentir plus proche d’elles, de pouvoir communiquer et interagir avec elles. Cela va laisser croire à la civilisation qu’elle a une forme de pouvoir sur ces phénomènes si effrayants. Les membres de la société obéiraient donc à un dieu qui en échange de leur servitude, les protégerait avec une incommensurable bienveillance. De mon opinion, les Hommes considèrent leur dieu comme uns soutien qu’ils peuvent solliciter à n’importe quel moment et pour n’importe quelle causes : ils ne se retrouvent jamais seuls. Freud, lui, fait un rapprochement entre le sentiment de désarroi de la civilisation, décrit ci-dessus, face à la nature, et celui ressenti par un enfant face à ses parents. Un enfant doit, pour obtenir satisfaction, entretenir une bonne relation avec ses parents. Pour avoir le contrôle de ses parents, l’enfant doit s’en rapprocher, tout comme la civilisation cherche à tisser des liens avec les instances supérieures. Tout comme le dieu qui protège mais qui est redouté, le père est l´être rassurant mais craint de par sa force et son pouvoir. Les origines de la religion sont donc appréhendées par Freud comme une projection de la relation père-fils. Le dieu a donc une fonction protectrice contre les aléas de la vie et les injustices de la nature. En conséquence, Freud considère la religion comme la « névrose obsessionnelle » de la société en la comparant à nouveau avec le fonctionnement de l’enfant et plus spécifiquement le complexe d’Oedipe. Optimiste, il croit que la civilisation surmontera cette névrose tout comme l’enfant la surmonte pour devenir adulte.
Cette projection vers le futur nous amène à la considération de notre second objet d’intérêt : l’avenir de la religion.
Selon Freud, il s’agit de comprendre le passé et le présent pour concevoir le futur. Nous allons donc à présent développer deux propos concernant l’avenir de la religion.
Dans un premier temps, considérons le point de vue de Durkheim. Il développe que les Hommes n’ont pas la volonté de se priver de la religion. Elle leur permet d’embellir leur vie sur Terre (Durkheim, 1960 ; Hayat, 2007). En effet, Durkheim considère qu'« il est inévitable que les peuples meurent quand les dieux meurent » (Durkheim, 1975). L’avis de Freud recoupe en partie celui de Durkheim. Il ajoute que la religion avance des vérités que l’humanité n’est pas en mesure d’avoir décelées par elle-même. La société doit donc croire inconditionnellement aux idées religieuses. À son tour, Marx propose une réflexion corroborant celle de Freud. Précisément, il envisage la religion comme «l’opium du peuple» car elle endormirait les capacités de réflexion des individus (Marx, 2018). Pour Freud, cela n’est pas difficile car les individus ne vont pas chercher à détruire ce qui les maintient. Il va même plus loin en mettant en évidence que même si certains concepts de la religion sont perçus comme incohérents, les Hommes se convainquent de leur véracité. Pour reprendre son expression, la société ferait « comme si » elles étaient vraies. Ceci est d’autant plus vrai que les idées religieuses sont difficiles à prouver. La complexité réside dans le fait qu’elles ne sont certes pas faciles à infirmer, mais tout autant complexes à vérifier.
Après avoir expliqué pourquoi l’humanité ne dévaloriserait pas par elle-même sa propre foi, Freud se penche sur les apports que la science pourrait fournir.
Il constate qu’à l’époque de son écrit (début du 20ème siècle), l’importance de la religion chrétienne dans la civilisation a diminué. Il explique ce déclin par l’essor de la science. Les savoirs qui ont été apportés contribuent à instruire une partie de la société. Cela implique que seuls les individus ayant accès aux connaissances peuvent se défaire de la religion. Ce sont donc les classes économiques et sociales supérieures qui peuvent avoir accès aux remises en question de la religion. Néanmoins, Freud considère que si les classes populaires avaient accès à ces connaissances, elles en viendraient à ne plus croire en un dieu. Elles ne seraient donc plus en proie aux règles morales qui sous-tendent la religion. Des mouvements de rébellion se feraient donc entendre, et la société en pâtirait. Durkheim explique que, selon lui, supprimer purement et simplement la religion replongerait la société dans les émeutes. Il pense néanmoins que prôner l’adhésion de toutes les classes sociales à une même civilisation diminuerait les actes de révoltes. Durkheim considère la société elle-même comme un « nouveau Dieu » car elle remplirait les mêmes fonctions que la religion si elle devenait laïque (Durkheim, 1987 ; Durkheim, 1992 ; Durkheim, 2004 ; Hayat, 2007). Selon Freud, une solution pourrait être de priver les foules des connaissances. Cette manière de penser lui semblant mal venue, il propose d’expliquer aux classes sociales inférieures que les règles religieuses sont en réalité dictées par la société pour les protéger. Il considère qu’il n’y a pas d’intérêt à déformer la réalité, à la conter de manière symbolique, comme le fait la religion. Les gens sont, selon lui, capables de comprendre les faits tels qu’ils sont. En somme, en ayant accès à l’intelligence, les individus seraient aptes à accepter la réalité. Il fait, à nouveau un comparatif avec l’enfance. Les enfants s’émancipent de leurs parents en grandissant, la civilisation va donc, sur le même principe, s’émanciper de la religion en évoluant. Freud affirme que la science peut permettre de délivrer les Hommes de la religion tout en maintenant une société fonctionnelle. Selon lui, la raison a les mêmes objectifs d’atténuer le malaise de la civilisation et de maintenir les relations sociales, que la religion. Avec la considération de la science, la société fonctionnerait aussi bien qu’avec la religion, mais en ayant pour avantage de fournir à ses membres la vérité sur son organisation.
D’autres auteurs ont émis un avis sur l’avenir de la religion. Pour Gramsci comme pour Freud, la religion, et plus particulièrement le catholicisme, est considérée comme le dispensateur d’autorité du peuple. Il considère que le Marxisme, dont il est un fervent pratiquant, est capable de mettre à mal la popularité de la religion catholique de part une rébellion intellectuelle. Tocqueville, lui, pense que c’est l’intérêt porté à la religion et l’étude de ses textes qui conduisent l’Homme à une forme de liberté de l’esprit. Contrairement aux autres auteurs qui pensaient la religion comme vouée à disparaître avec l’avènement des temps modernes (et surtout la démocratisation), Tocqueville considère que l’intérêt des nouvelles têtes pensantes (e.g. comme les Lumières) portait à nouveau l’attention sur l’étude de la religion. Il percevait donc la religion comme une ressource de la démocratie plutôt que comme une obstruction à celle-ci. Au contraire de Freud, Durkheim pense que la montée en puissance de l’intérêt pour la science va amenuiser celui de la religion et va empêcher les Hommes d’agir, de fonctionner. Il pense que les Hommes ne peuvent être rassemblés qu’autour de l’adoration d’un être. S’il n’est pas dieu, il propose qu’il soit humain, avec une forme d’allégeance à la République. Néanmoins, il s’accorde avec Freud sur le point qu’il considère la religion comme mandataire du lien social et faisant régner l’ordre : ce qui, à l’inverse de ce que pense Freud, pourrait détruire l’équilibre social (Willaime, 1995).
En confrontant son point de vue à celui d’autres auteurs, nous avons montré que Freud considérait la religion comme détentrice de plusieurs fonctions servant la société. Néanmoins, il propose et espère tout de même un avenir plutôt sombre pour la religion causé par une montée au pouvoir de la science.
Nous pourrions désormais nous questionner sur l’état actuel de la religion dans la civilisation. De ma propre opinion, la religion n’a pas disparu. Aujourd’hui elle n’est plus présente de la façon dont elle l’était au cours des siècles passés. Comme Freud et d’autres l’avaient envisagés la religion comme elle était traditionnellement pratiquée, se voit relativement décliner. Néanmoins, cette disparition progressive est peu à peu compensée par d’autres formes de religions venant des quatre coins du monde (e.g. Bouddhisme). Nous pouvons aussi constater une floraison de nombreuses nouvelles formes de religion.
En outre, en gardant à l’esprit que Freud avait sans doute une vision à plus long terme de l’implication de ses réflexions, nous pourrions nous tourner vers l’article de Ouellet relatant de l’état actuel de la religion (2002).
Bibliographie
Durkheim, É. (1912). Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Paris : Presses Universitaires de France.
Durkheim, É. (1975). Textes 2. Religion, morale, anomie. Paris : Éditions de Minuit.
Durkheim, É. (1987). La science sociale et l'action. Paris : Presses Universitaires de France.
Durkheim, É. (1992). L’éducation morale. [1902-1903]. Paris : Presses Universitaires de France.
Durkheim, É. (2004). Sociologie et philosophie. Paris : Presses Universitaires de France.
Freud, S. (1927) L’avenir d’une illusion (traduit par M. Bonaparte). Presses Universitaires de France.
Gautherin, J. (1992). Durkheim à Auteuil : la science morale d'un point de vue pragmatique. Revue française de sociologie, 33(4), 625-639.
Hayat, P. (2007). Laïcité, fait religieux et société, Archives de sciences sociales des religions, 137, 9-20.
Hobbes, T. (1971). Léviathan. Paris : Sirey.
Marx, K. (2018). Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel. [1843]. Paris : Éditions sociales.
Ouellet, F. (2002). Ni Dieu ni la religion, mais quelque chose qui en tienne lieu. Horizons philosophiques, 13(1), 55-62. https://doi.org/10.7202/801223ar
Weber, M. (1971). Économie et Société. Paris : Plon.
Weber, M. (2003). L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme suivi d’autres essais, trad. J.-P. Grossein, Paris, Gallimard.
Willaime, J.-P. (1995). Sociologie des Religions. Paris : Presses Universitaires de France.