Expressions faciales et émotions

Un enfant en détresse criant, en blanc et noir.

En 1649, Descartes relatait : «On peut aisément remarquer qu'il n'y en a que six qui soient telles, à savoir l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse ; et que toutes les autres sont composées de quelques-unes de ces six, ou bien en sont des espèces.». Il utilise le terme de passion comme synonyme de celui d’émotion. Plus généralement, il englobe toutes les références aux «mouvements de l’esprit» (Dixon, 2003). Quelques siècles plus tard, la théorie d’Ekman (1992), l’une des plus connues en matière de catégorisation des émotions, emprunte la même réflexion. Cette dernière permet de discriminer, et de dénombrer les émotions de base. En outre, certains auteurs ont émis des réflexions allant dans le sens d’une interprétation culturelle des émotions. Ils laissent donc paraître l’impossibilité de relever des émotions de base. (Tcherkassof, 2008).

Par ailleurs, nous savons que les émotions peuvent être explicitées par les expressions faciales. De ce fait, s’il est possible de discriminer des émotions de base, nous pourrions nous demander s’il en est de même avec les expressions faciales les représentant ? Dans le même temps, si discriminer des émotions de base se révèle impossible, comment considérer les expressions faciales ?

Homme allongé sur un canapé, grimace de douleur, faisant un signe de cœur avec ses mains.

Descendante de celle de Darwin, la théorie des émotions discrètes d’Ekman (1992) stipule que des programmes génétiques d’affects donnent lieu à des émotions de base. Celles-ci sont clairement distinctes les unes des autres. Traditionnellement, cette théorie dénombre six émotions : la joie, la peur, la colère, la tristesse, le dégoût et enfin la surprise (Tcherkassof, 2008). Chacune d’elles répond à un programme génétique qui donne lieu à des réactions physiologiques et des comportements dans des contextes spécifiques (Kemper, 1978 ; Le Breton, 2004). Par exemple, la colère permet de se défendre face à une menace. Ces émotions doivent respecter trois règles immuables : un déclenchement rapide causé par un événement particulier, une durée limitée et une apparition involontaire (Cosnier, 1997). Cela permet une adaptation fonctionnelle à différentes situations, et de manière plus générale, à l’environnement. En effet, elles auraient permis la survie de l’espèce humaine.

En outre, cette perceptive stipule que certaines expressions faciales sont, de manière prototypique, liées aux émotions (Tcherkassof, 2008). À partir d’une conception Darwinienne, on peut relever que les expressions faciales représentent les émotions, elles en sont les traductions visibles (Hess, 2016). Elles ont aussi, pour l’Homme, une fonction de communication non verbale. En effet, elles permettent à l’entourage de l’individu de comprendre ses ressentis. Les expressions faciales ont donc deux fonctions : retranscrire l’émotion ressentie, et communiquer une information émotionnelle à autrui. Chaque expression faciale représentant une émotion, ces messages sont donc universels (Tcherkassof, 2008).

Des contradictions envers la conjoncture selon laquelle il y aurait une correspondance immuable entre émotions et expressions faciales se sont faites entendre dans les années 80. En effet, les expressions faciales peuvent être interprétées comme représentant des émotions différentes selon les individus, et même parfois, comme des états non émotionnels (e.g. effort physique). C’est pourquoi certains auteurs tels que Russell (1997) ont revalorisé les approches dimensionnelles comme celle d’Osgood (1966). L’expression faciale serait donc interprétée par autrui selon différentes caractéristiques étant la valence (positive ou négative) et le niveau d’activation (élevée ou faible). Les combinaisons de mouvements faciaux seraient donc interprétées par les interlocuteurs pour retranscrire les émotions, de manière automatique, selon ces deux dimensions. Par exemple, des sourcils froncés traduisent une valence négative, et des yeux grands ouverts retranscrivent un haut niveau d’activation.

Certaines expressions faciales peuvent avoir des ressemblances quant aux deux dimensions. Cela peut créer des confusions dans l’interprétation des émotions en découlant (i.e. la colère et le dégoût) (Tcherkassof, 2008).

Les émotions viennent à l’Homme sur la base de ses connaissances, ses représentations mentales et de l’interprétation de son environnement en découlant : elles sont donc culturellement formées. (Le Breton, 2004 ; Tcherkassof, 2008). Les comportements, actions et prédispositions à agir d’un Homme sont donc définis par sa culture, son environnement social et, sont fonctionnels en son sein (Niedenthal et al., 2008). Dans cette perspective socio-constructiviste, l’étude des émotions ne peut donc se faire qu’avec une vision sociétale de celles-ci (Nugier, 2009). Une interprétation culturellement perçue, de la population d’intérêt est donc importante.

De même, des différences d’expressions faciales entre cultures peuvent être observées. Les «display rules», c’est à dire les règles et normes d’expressivités des émotions dans chaque groupe social reflètent bien cela. Cette modulation de l’ expressivité faciale des émotions peut prendre la forme de masquage, d’accentuation, ou au contraire, de diminution de l’affichage des expressions faciales. Ces normes sont efficientes lors de situations sociales et donc, non pas lorsqu’un individu se retrouve seul. Dans ce cas, l’individu n’est plus soumis aux normes sociales, l’expression de ses émotions est donc différente (Tcherkassof, 2008).

Certains auteurs s’inscrivant dans cette perspective socio-constructiviste se sont intéressés aux expressions faciales. Fridlund (1994) estime qu’il n’y a pas d’émotions de base. Il considère, par conséquent, qu’il n’y a pas non plus d’expressions faciales prototypiques de ces émotions. Il explique qu’il n’y a pas de lien immédiat entre les émotions ressenties et les expressions faciales les rendant perceptibles par autrui. Selon lui, l’Homme est capable de répondre autrement que de manière prototypique, c’est-à-dire, de manière différente à un même stimulus. Fridlund s’affilie à une perspective évolutionniste. En effet, il déclare qu’aucunes expressions prototypiques (et donc aucune émotion de base) ne peuvent être expliquées. Il explore cela, d’un point de vue de la sélection naturelle de Darwin, par le fait qu’exprimer ses émotions de manière transparente serait un danger pour la survie.

Une femme avec des dreadlocks assise, les bras autour de ses genoux, avec une expression de tristesse ou d'inquiétude.

Alors, pourquoi dont Fridlund s’inscrit t’il dans une vision évolutionniste ? Pour lui, les expressions faciales ont un objectif de communication. Plus spécifiquement, elles auraient pour but de transmettre les intentions comportementales de l’individu à son entourage social. Elles représentent donc ce que l’individu souhaite afficher en fonction de l’interaction sociale dans laquelle il est engagé et du contexte (Tcherkassof, 2008). Par exemple, elles peuvent exprimer l’apaisement, la soumission, la convivialité, etc (Yik, 1999).

Cette réflexion est appuyée par la notion d’expressions sociales solitaires. Elles sont produites quand l’individu se retrouve seul. Elles sont en réalité émises dans des pseudo-interactions, c’est-àdire lors de copies, d’anticipations ou de simulations d’interactions sociales. Cela a mené la recherche à constater un effet de socialité. Ce dernier explique que l’émission d’expressions faciales n’est pas déclenchée car un interlocuteur est concrètement présent, mais peut l’être par de simples simulations d’interactions.

Les expressions faciales émotionnelles de la vie quotidienne sont donc des processus dynamiques et non pas des mouvements faciaux prototypiquement préétablis (Tcherkassof, 2008).

En somme, à l’inverse de ce que revendiquent les écoles traditionnelles, les théories socioconstructivistes ont mis en lumière que les différents éléments des expressions faciales (i.e. qui peuvent être définis par les unités d’action (Chartrand & Gosselin, 2005)) peuvent être réalisés indépendamment les uns des autres. Les expressions faciales prototypiques n’ont donc, de ce point de vue, pas lieu d’exister. Par conséquent, elles ne peuvent pas représenter des émotions de base. Elles reflètent, en effet, tout aussi bien des états émotionnels que non émotionnels.

En outre, considérer les composants de l’expression faciale comme des éléments distincts les uns des autres laisse entendre un panel d’émotion très large et varié. Les interprétations des expressions faciales ne sont donc pas indépendantes de leurs émetteurs.

Cette nouvelle perspective permet donc d’appréhender le concept d’émotion comme une combinaison particulière entre l’émotion, la communication et les caractéristiques propres aux individus (Tcherkassof, 2008).

Dans ce même état d’esprit, nous pourrions nous demander s’il faut tenir compte des relations entre les interlocuteurs. Peuvent-elles modifier l’émission des expressions faciales ? Une piste de réflexion peut être trouvée dans les travaux de Hess et Philippot (2007).

Bibliographie

Chartrand, J., & Gosselin, P. (2005). Jugement de l'authenticité des sourires et détection des indices faciaux [Judgment of the authenticity of smile and the detection of facial features]. Revue canadienne de psychologie expérimentale, 59(3), 179–189.

Cosnier. J. (1997). Empathie et communication. Sciences Humaines, 68, 24-26.

Dixon. T. (2003). From Passions to Emotions. Cambridge : Cambridge University Press.

Hess, U. & Philippot, P. (2007). Group Dynamics and Emotional Expression. Cambridge : Cambridge University Press.

Hess, U. (2016). Nonverbal Communication. Encyclopedia of Mental Health, 208–218.

Kemper, T. D. (1978). A social interactional theory of emotions. New York : Wiley.

Le Breton, D. (2004). Les passions ordinaires: Anthropologie des émotions (French Edition) (PAYOT éd.).

Niedenthal, P., Krauth-Gruber, S., & Ric, F (2008). Comprendre les émotions : perspectives cognitives et psycho-sociales. Wavres, Belgique : Éditions Mardaga.

Nugier, A. (2009). Histoire et grands courants de recherche sur les émotions. Revue électronique de Psychologie Sociale, 4, 8-14.

Tcherkassof, A. (2008). Les émotions et leurs expressions. Fontaine, France : Presses universitaires de Grenoble.

Yik. M. (1999) Interpretation of Faces : A Cross-cultural Study of a Prediction from Fridlund's Theory, Cognition & Emotion, 13(1), 93-104.